« ... là-bas, derrière le Panthéon,
rue Descartes, où mourut Paul Verlaine. »
(Paul Fort : À Mireille, dite « Petit Verglas »)
Durant près de vingt ans, le 42 rue Descartes (communément désigné à l’époque sous le nom de « Club Plein Vent ») est demeuré le siège de plusieurs entreprises et associations entièrement consacrées à la promotion de la guitare, du flamenco et de la chanson poétique, un haut lieu de l’activité culturelle qui a animé le quartier Mouffetard jusqu’à la fin des années 1970.
En 1952, Gilbert Imbar crée la librairie Plein-Vent, qui sera rebaptisée sept ans plus tard Connaissance de la guitare. L’entreprise associe statutairement à ses activités de librairie-papeterie celles « d’édition et manifestations artistiques sous toutes leurs formes ».
Au sous-sol de ce local, Gilbert Imbar découvre et met au jour une cave voûtée du XIIIe siècle, qu’il aménage en une petite salle de réunion et de concert capable d’accueillir une trentaine de personnes.
C’est dans cette cave que se produiront pour la première fois en duo Ida Presti et Alexandre Lagoya, peu avant la création de l’association dénommée « Club Plein Vent des amis de la guitare et de la chanson » (14 novembre 1953) à l’initiative de laquelle seront organisées chaque semaine plusieurs soirées visant à illustrer les différents aspects de l’instrument, avec notamment le guitariste de l’Opéra Jean Lafon, le guitariste de jazz Henri Crolla et le flamenquiste Roman el Granaino.
Les étages supérieurs du 42 rue Descartes abriteront quelque temps les œuvres d’artistes-peintres du quartier. L’association aidera également plusieurs musiciens internationaux à s’installer en France, parmi lesquels José-Maria Sierra et Luis Suelves (Espagne), Jürgen Klatt (Allemagne), Domenico Marando (Italie), Justus Abeyrvardena (Ceylan) et Eduardo Calvo (Argentine).
Par la suite, le Club présente de manière régulière les guitaristes Christian Aubin et Teddy Chemla, puis José-María Sierra, Ramón Cueto, Sebastián Maroto et Jürgen Klatt ; à partir de 1960, Bernard Pierrot, et dès 1962 José Peña, José Martínez et Paolo Pilia. On peut y entendre ponctuellement Alirio Diaz, Niño Ricardo, Domenico Marando, ainsi que les chanteurs Jacques Bertin et Jacques Douai. Au répertoire classique et flamenco de ces soirées s’ajoute bientôt une séquence jazz avec le trio de Lucien Foucart, tandis que la chanson française est représentée par Serge Kerval, Jean Vasca et Christian Génicot.
La vocation musicale du « Club » s’inscrit dans une tradition locale d’activités culturelles associatives, impulsée depuis 1948 par la Maison pour tous ou Théâtre Mouffetard, 73 rue Mouffetard (aujourd’hui Maison de la marionnette), elle-même à l’origine de plusieurs lieux artistiques (le Bus, le Pétrin, le Théâtre de l’Épée de bois…) ; mais l’exemple du 42 rue Descartes a directement suscité la création de nombreux établissements et cabarets aux alentours (le chanteur Jacques Bertin n’en dénombre pas moins de 17 autour de l’axe des rues Mouffetard et Descartes), à commencer par le plus ancien, le légendaire Cheval d’or fondé en 1955 par son vis-à-vis, Léon Tcherniak, au 33 rue Descartes où chanteront notamment Boby Lapointe, Anne Sylvestre et Ricet Barrier. Durant ces années, il est courant de croiser rue Descartes des chanteurs et musiciens comme Atahualpa Yunpanqui, Raúl Maldonado, ou des membres du groupe Les Enfants terribles remontant depuis la Contrescarpe pour s’approvisionner en cordes de guitare dans la « boutique » de Gilbert Imbar. En 1966, le cabaret poétique le Bateau ivre animé par Pol-Serge Kako quittera la rue de l’Échaudé à Saint-Germain-des-Prés pour s’installer dans l’immeuble voisin du Plein Vent, 40 rue Descartes.
En 1953, Gilbet Imbar fonde l’Académie de guitare de Paris, patronnée notamment par Henri Sauguet, Maurice Cullaz et Fernando Fernandez-Lavie, et dont la première Présidente sera Ida Presti.
Tout comme l’Académie du jazz créée un an plus tard par Maurice Cullaz, elle se donne pour tâche l’organisation de conférences et de concerts, la remise de récompenses, mais l’essentiel de son activité se concentre sur l’enseignement, seize ans avant que la guitare ne soit admise au Conservatoire de Paris (classe d’Alexandre Lagoya de 1969 à 1994).
Aux premiers enseignants (Jacques Chaumelle, Enrique Soto, Christian Aubin et Michel Woop) succéderont plusieurs spécialistes du répertoire classique, de la Renaissance et du flamenco, notamment Ramón Cueto, Alain Mitéran et José Peña. Les cours dispensés 42 rue Descartes sont collectifs, organisés par groupes de quatre élèves afin d’en limiter le coût, et ne nécessitent aucun prérequis pour les débutants. Dans ce même esprit d’éducation populaire, l’Académie proposera des cours gratuits dans plusieurs entreprises et lieux associatifs.
Parmi les musiciens que l’Académie présente dès les premières années au public de la Salle Gaveau, de l’École Normale de Musique (115 bis boulevard Malesherbes) ou de l’Ancien Conservatoire d’Art Dramatique (3 rue de l’Angile) on trouve, outre les interprètes du Plein Vent déjà mentionnés, les noms d’Ida Presti, Alexandre Lagoya, John Williams, Niño de Murcia et Pepe de Almería.
À partir de mars 1964 sont organisées au 42 rue Descartes deux nouvelles manifestations, les Lundis de la poésie sous l’égide de Pierre Seghers et de Luc Bérimont, et les Veillées de la chanson patronnées par Jean Vasca. S’attachant à encourager les jeunes auteurs et interprètes, L’Académie institue le prix Henri Crolla qui sera décerné successivement à Jean Ferrat (1964), Jean Vasca (1965), Jean Sommer (1966) et François Nery (1967). A ces activités s’ajoute, dans les locaux même de la librairie, un atelier de lutherie tenu par Antonio Luis López (originaire de Grenade) principalement destiné à produire des guitares d’étude à un prix abordable.
Au mois de mai 1955, l’Académie édite le premier numéro de la revue bimestrielle Guitare, qui deviendra deux ans plus tard Guitare et musique. Outre l’actualité de la guitare et les activités du Club, les chroniques de disques et de concerts, elle propose des articles de fond, des études historiques, des partitions et transcriptions originales, de nombreuses pages techniques ainsi que plusieurs articles consacrées à la poésie et à la chanson française. À partir de 1964, la rubrique « Chanson et poésie » deviendra une section à part entière dont la responsabilité sera confiée à Jean Vasca. Il serait fastidieux de mentionner la totalité des musiciens, correspondants, écrivains et personnalités qui ont collaboré à la revue, mais aux noms déjà cités il convient d’ajouter ceux de chroniqueurs réguliers comme Hélène Jourdan-Morhange, René Dumesnil, Roger Maria, Marcel Nobla, Maurice Cullaz et Pierre Darmangeat, ainsi que les contributions de Michel-Claude Jalard, Joaquín Rodrigo, Rafael Morales, Pierre Cullaz, Luc Bérimont, André Almuro, Georges Moustaki et Jean-Pierre Chabrol.
L’Académie de guitare de Paris n’était évidemment pas la seule organisation qui, dès les années 1950, œuvrait pour la reconnaissance de la guitare comme instrument polyphonique à part entière et pour la connaissance du flamenco. Le chroniqueur Robert J. Vidal, qui animait depuis 1954 une émission consacrée à la guitare sur les ondes nationales et devait fonder quatre ans plus tard le Concours international de guitare de la RTF, ne tenait pas Gilbert Imbar en grande estime et avait peu de considération pour les enseignants de la rue Descartes, mais élèves et musiciens n’avaient cure de ces rivalités. Popularisée par le film de René Clément Jeux interdits (1952), la guitare classique commençait à prendre place dans quelques conservatoires municipaux, et à partir de 1961 plusieurs étudiants allaient se tourner vers la classe d’Alberto Ponce, disciple d’Emilio Pujol qui enseignait à l’École Normale de Musique de Paris ; mais le nombre de guitaristes et de formateurs issus de l’Académie de la rue Descartes demeure très significatif. Parmi ceux qui jouissent d’une certaine notoriété, on peut citer à nouveau Alain Mitéran, ainsi que Juan Francisco Ortiz, François Martin ou Raymond Cousté qui figuraient parmi les premiers élèves de Ramón Cueto ; sans parler de la quasi-totalité des flamenquistes de France qui, directement ou indirectement, ont bénéficié de l’enseignement de José Peña.
La diffusion de la revue Guitare et musique étend l’influence de l’Académie et du Club Plein Vent au-delà de la région parisienne et des frontières nationales. La revue dispose de correspondants dans plusieurs pays d’Europe, et en province se créent des cercles d’« Amis de guitare et Musique » comme celui de Rennes à l’initiative de Guy Tudic, ceux d’Argenteuil, d’Annecy, de Noisy-le-Sec, ou le cercle du Mans animé par José de Tourris. Des stages et concerts sont organisés à Marseille (1956), Villiers-sur-mer (1957) et Ajaccio (1961), et ce rayonnement culminera avec la création du Centre inter-arts de Pallières en 1964.
Ayant acquis un domaine de 150 hectares dans les Cévennes, à proximité d’Anduze, et réhabilité par ses propres moyens le hameau en ruines qui le surplombait, Gilbert Imbar lance le projet d’accueillir durant les mois d’été, dans cette vallée extrêmement isolée (et dans des conditions très précaires les premières années), non seulement les élèves et professeurs du 42 rue Descartes mais également des instrumentistes, chanteurs, éditeurs, chroniqueurs, musiciens ou sympathisants venus de multiples horizons. Parallèlement aux stages assurés par les professeurs de l’Académie, dans un environnement qui favorise l’assiduité et la pratique régulière de l’instrument, Pallières devient un lieu de rencontre entre amateurs et professionnels, responsables d’associations locales ou spécialistes originaires de différentes régions de France, de Suisse, de Belgique, d’Espagne et même des États-Unis, réunis en tablées conviviales et autour d’activités qui donneront lieu à nombre d’échanges, de débats informels et de concerts improvisés.
En dehors de ces pauses estivales, les soirées du Club Plein Vent se poursuivent à Paris, et malgré la modestie de l’accueil dans la cave du 42 (titulaire d’une simple licence de catégorie I pour les boissons non-alcoolisées) elles supportent la comparaison avec les spectacles de nombreux cabarets environnants. La participation aux frais est modique, et chaque adhérent peut être accompagné d’un invité. Du haut des marches qui mènent à la cave, les musiciens sont sobrement annoncés par Geneviève Imbar : au répertoire de musique ancienne et baroque interprété par Alain Mitéran, aux chants de la Renaissance accompagnés au luth par Marcel Nobla, succèdent dans une même soirée le récital de guitare classique de Ramón Cueto, les pièces de flamenco instrumental de Jose Peña et les chants d’Argentine présentés par Eduardo Calvo. En fonction de leur disponibilité, les musiciens qui animent les établissements voisins viennent agrémenter le spectacle d’une touche de folklore (principalement mexicain et sud-américain) et d’un frisson poétique, en particulier avec la voix et la guitare de Francisco Montaner, hôte du Bateau ivre.
Comme bien d’autres établissements du quartier, le Club connaît une désaffection en 1968 et ferme définitivement ses portes l’année suivante, tenu d’honorer un arriéré de cotisations que la SACEM lui impute en raison de quelques rares compositions contemporaines interprétées à la demande du public. Plus visionnaire que gestionnaire, Gilbert Imbar, après avoir couvert le déficit du Club et de la revue sur ses deniers personnels, fera face à ce redressement ; mais la dernière assemblée générale de l’association, fortement mobilisée contre la fermeture du Plein Vent que l’administration fiscale entend désormais assimiler à une boîte de nuit, ne pourra qu’élever une protestation de principe.
L’Académie poursuivra ses activités au 23, passage Verdeau (IXe arrondissement) et la revue Guitare et Musique, dont le dernier numéro avait connu une mévente sans précédent, reparaîtra jusqu’en 1977 ; Gilbert Imbar, atteint d’un cancer du foie, décèdera l’année suivante.
Le local du 42 rue Descartes n’ayant plus aucune destination musicale, et n’ayant jamais eu le statut d’un cabaret, d’un restaurant ni d’un débit de boisson, sa façade ne conserve aucune trace de l’époque du Plein Vent, du renouveau artistique qui a marqué durant plus de deux décennies le quartier Mouffetard, îlot déshérité de la rive gauche dont la vogue succédait à celle, plus élitiste, de Montparnasse, de Montmartre et de Saint-Germain-des-Prés. Mentionné de manière anecdotique dans les ouvrages consacrés à cette période, l’établissement de Gilbert Imbar figure parmi les pionniers d’un mouvement culturel et populaire qui a largement anticipé l’essor du café-théâtre, rendu à la guitare ses lettres de noblesse et fait éclore, selon la formule de Luc Bérimont, la fine fleur de la chanson française.
Cet article constitue, à ma connaissance, la première ébauche d’un historique du Club Plein Vent.
Publié le 13 juin 2015 sur
le site de Flamenco Magazine, il avait été
suggéré par Pia Imbar, que j’ai eu le plaisir de rencontrer quarante ans après les événements, dans le but d'obtenir
l'autorisation d’apposer une plaque commémorative au 42, rue Descartes.
Patrice Champarou
José Peña : Granaína
Alain Mitéran : Deux gavottes (Jean-Henry d'Anglebert / François Couperin)
Ramon Cueto : Danza característica (Leo Brouwer)
Francisco Montaner : Port Saïd (Nazim Hikmet)
Roman el Granaino : Bulerias
Eduardo Calvo : Canción del jangadero
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Création originale : Pia Imbar
Réalisation technique : Patrice Champarou